Le Journal du Mémorial

"Ne demandons pas à Dieu pourquoi de tels hommes devaient mourir à la guerre... Laissez-nous plutôt remercier Dieu que de tels hommes aient vécus..."
Général George S. Patton

Le Jardin de Pierre

16 Avril 1917, Chemin des Dames, 3h30 du matin :

Pierre se réveilla lentement après avoir très peu et très mal dormi, comme bon nombre de ses camarades. C'était sûrement l'appréhension. Il sait que l'attaque des lignes ennemies est pour bientôt. Elle est prévue à 6h00. Plus que 2h30. C'est long quand on attend et court quand on espère.

A quoi ou à qui pense-t-il en se préparant ? Peut-être à son beau-frère, Jean, mort en septembre 14 à quelques kilomètres de là, à Craonne, à moins que ce ne soit à sa femme, Valérie, et à sa petite fille Marie, âgée de cinq ans... Cinq ans déjà. Et dire qu'il ne l'aura pas vu grandir. Cinq ans, alors qu'il est dans cet enfer depuis 2 ans et demi... une éternité qui semble appartenir à une autre vie. Quand il est parti elle n'était encore qu'un bébé, maintenant elle est devenue une vraie petite fille. Pensait-il à elle, et à tout ce qu'ils avaient eu de la chance de partager ensemble... ses premiers rires, ses premiers pas, ses premiers mots... son premier "papa" ! Personne ne le sait.

Comme on ne sait pas à quoi il rêvait. Peut-être simplement d'enlacer sa femme tendrement, loin de toute cette folie destructrice qui l'éloigne un peu plus d'elle chaque jour. Comment pourrait-elle comprendre ce qu'il vit ? Comment lui expliquer toutes ses horreurs, ses corps décharnés, ces soldats qui perdent le peu d'humanité qu'ils leur restaient. Comment lui expliquer la folie des bombardements d'artillerie qui durent des heures et des heures, sans le moindre répit ? Comment lui expliquer la douleur des explosions répétées qui résonnent dans son corps, qui font trembler tout son être et l'empêchent de respirer normalement ? Comment lui expliquer que ce déluge de feu arrive à faire basculer dans la folie les plus faibles d'entre eux et que certains, à bout de nerfs, préfèrent sortir des tranchées pour en finir le plus vite possible ? Comment lui expliquer surtout que la peur est devenue, par habitude, notre quotidien, notre routine. A tel point qu'on ne fait plus attention à elle. C'est impossible à comprendre si on ne l'a pas vécu. On est tous des purotins des tranchées, personne ne peut y échapper. Il ne reste alors qu'une solution pour tenter de ne pas craquer : subir, accepter son sort, et prier pour s'en sortir indemne. Certains appellent cela la fatalité, tandis que d'autres préfèrent le mot espoir.

Quel était son état d'esprit ce matin-là ? Etait-il triste, résigné, en colère ? Nul ne le sait. Il doit faire comme les autres, suivre les ordres, se préparer au combat. Un combat qu'il sait peut-être perdu d'avance. On leur a dit, une fois de plus, que cette offensive permettra de raccourcir la guerre, la der des ders, qu'elle permettra de la finir en quelques mois et limitera le nombre de morts. Mais comment y croire, alors que depuis deux ans les cadavres s'entassent dans les tranchées boueuses et que les soldats donnent des surnoms aux rats qui dévorent leurs camarades tombés près d'eux. Tout ici n'est que mort et désolation. Même l'odeur des corps en putréfaction s'imprègne partout, comme s'il ne fallait pas les oublier.

La veille au soir, on leur avait donné plus de "pinard" qu'à l'accoutumé. C'était un signe ça. Avant chaque bataille importante, l'ignoble vinasse coulait à flots et retournait les estomacs. Cela permettait aux poilus d'oublier leurs tristes destins, ne serait-ce qu'un instant. D'oublier que le lendemain ils seraient peut-être morts, mutilés ou qu'ils verraient leurs compagnons déchiquetés par les bombes, les grenades ou la mitraille. Un court moment d'évasion.

Comment pouvait-il voir une lueur d'espoir dans ce chaos ? Peut-être dans la lettre de sa femme, qu'il avait lue, relue, encore et encore, au moins une centaine de fois. Mais même là, quand elle lui parlait du soleil, il ne voyait que la lumière des fusées éclairantes qui illuminaient la plaine toutes les nuits, quand elle lui parlait des chevaux du voisin, lui ne voyait que les corps sans vie de ces animaux sur le bord des routes ou ceux que l'on abattait parce qu'ils étaient devenus trop faible pour tirer les canons dans la boue ou les charrettes remplies des cadavres. Elle lui avait décrit la beauté des arbres qui commençaient à revêtir leurs parures de printemps, mais il ne pouvait y voir qu'un instrument de mort, comme celui qui avait tué le gosse de la première compagnie, quand un obus était tombé sur ce qui restait d'un arbre et l'avait pulvérisé, faisant de ses débris des projectiles mortels. Le pauvre garçon fut criblé d'une bonne dizaine d'entre eux, dont un, planté dans la gorge comme une flèche fatale. Quand elle lui parlait des vignes si bien alignées de son Médoc natal, il ne voyait que les longues rangées de croix de bois des cimetières, déjà trop nombreuses. Une croix de bois en guise de pierre tombale, c'était pas cher payé pour la vie d'un homme. Le seul passage qui lui procurait un peu de joie, était celui qu'elle racontait quand elle avait vu la petite Marie tomber de tout son long sur l'herbe du jardin, en poursuivant le chien. Elles avaient ri toutes les deux. Lui avait souri. Grace à cette toute petite histoire, cette infime portion de temps, il avait l'impression de partager un nouveau souvenir avec elles. Un petit souvenir pour espérer que cette vie soit encore possible en dehors de ses rêves.

Pierre fut interrompu dans ses pensées par la main du caporal qui se posa sur son épaule.
"C’est bientôt l'heure, vérifie tes munitions" lui dit-il. Il était 5h45... déjà !

5h50 : Les hommes sont rassemblés aux pieds des échelles. Certains discutent pour essayer de se rassurer, d'autres aspirent une dernière bouffée de tabac, mais le silence prend vite le dessus. Un silence lourd, pesant. A quoi pense Pierre à cet instant précis? Quelles sont ses craintes, ses peurs, ses angoisses? Lui seul le sait.

5h55 : Bien à l'abri dans son QG, le général Nivelle avance froidement ses pièces sur l'échiquier de la bataille, sans se préoccuper des hommes. Ce ne sont que des pions qui lui permettent de mener à bien son plan. A ses yeux, la victoire est certaine et la vie de ses soldats sans intérêts.

5h59 : Pierre s'apprête à franchir la limite de la tranchée et à faire son devoir. Il embrasse une dernière fois la photo de sa femme et de sa fille, avant de la ranger dans sa poche. C'est à la fois son porte-bonheur, son jardin secret, son trésor personnel. Il se sent protégé avec elle à ses côtés et surtout, elle lui donne la force dont il a besoin pour agripper l'échelle.

6h00 : Au coup de sifflet, il s'élance hors de la tranchée avec ses camarades. Dans la bousculade, il ne remarque pas que son bien le plus précieux a glissé de sa poche et s'est posé dans la boue, aussitôt piétiné par les bottes de ses compagnons, qui, sans le savoir, font disparaitre à jamais les visages tant aimés.

Ce n'est pas un beau jour pour mourir. C'est le mois le plus froid depuis 1837. Cette nuit, il a neigé et ce matin, le ciel est gris, le temps est froid, et la pluie tombe sur ce triste paysage, ce plateau où plus rien ne pousse, à part les barbelés. La boue est omniprésente. Elle colle aux pieds et ralentit l'avance des soldats alors que le feu de l'ennemi est d'une violence indescriptible. C'est un véritable massacre. Les hommes sont fauchés par dizaines. Les corps déchiquetés. Les cris des blessés se mêlent aux sifflements des obus, aux crépitements des mitrailleuses et aux coups sourds des canons. Si l'enfer existe, il est là, sur cette terre où la boue se mélange au sang des hommes qui tombent comme des pantins. Surtout ne pas les aider. Ne pas s'arrêter. Continuer d'avancer, coûte que coûte. Oublie tes joies, tes peines, tes pensées. Une seule chose compte désormais, avancer. Qu'importe le nombre d'hommes que tu tueras, qu'importe le nombre de compagnons que tu perdras, qu'importe si tu dois mourir aussi, mais avance... surtout ne flanche pas... et si tu tombes dans la boue, si elle essaye de te retenir, souviens-toi des croix de bois. Si tu abandonnes, elles porteront les noms des camarades qui comptaient sur toi. Donc lève les yeux et regarde. La tranchée des boches est là, toute proche, à quelques mètres. Tu la vois? Alors relève-toi et avance. Ne te retourne pas. Tu peux le faire, tu dois le faire. En courant, en marchant, en rampant, mais tu dois le faire. Tu n'as pas le choix. Avance vers ton destin et fais ton devoir...
Qu'ils soient pères, frères, amis, jeunes ou vieux, ils avanceront tous, sans savoir qu'aujourd'hui, les balles ennemies seront les plus fortes.

L'assaut est un échec total. Pourtant l'obstiné général le renouvelle le lendemain, puis le jour suivant et celui d'après. 30 000 hommes périront la première semaine, et 200 000 dans les deux mois qui suivirent. Cette boucherie entraina des mutineries au sein des poilus. Il y eu plus de 3 400 condamnations dont 550 à mort et une quarantaine de mutins furent exécutés. Devant ce désastre, l'incompétent Nivelle fût limogé et remplacé par le général Pétain, qui confirmera l'ordre d'exécution de certains "mutins" pour rétablir un semblant d'autorité.

Pour Pierre, tout cela n'a plus d'importance. Une balle vient de l'atteindre à la tête, lui ôtant la vie sur le coup. On ne connait pas l'heure exacte ni le lieu précis, mais ce jour-là, le 16 Avril 1917, il entra dans l'Histoire, celle des "morts pour la France"

"Heureux sont les morts, ne les plains pas,
 Car si leur vie est achevée, leur tâche l’est aussi
 Et désirs et douleurs ne les tourmentent plus"

Ces quelques vers de Branwell Brontë, le frère oublié de la famille, résument parfaitement l'épilogue de la vie de ses hommes, compagnons d'infortune des tranchées mais frères dans la mort.

Pierre et ses camarades auront même leur chanson :
"Adieu la vie, adieu l'amour,
 Adieu toutes les femmes
 C'est bien fini, c'est pour toujours
 De cette guerre infâme
 C'est à Craonne sur le plateau
 Qu'on doit laisser sa peau
 Car nous sommes tous condamnés
 Nous sommes les sacrifiés"

Un célèbre poème canadien de l'époque affirme que les coquelicots fleurissent auprès des croix des soldats tombés au champ d'honneur. Nul doute que Pierre en a un.

Il s'appelait Pierre... Pierre Deschamps. C'était mon arrière-grand-père, il avait 32 ans. Il est officiellement décédé à Oulches, La Vallée-Foulon, il y a 103 ans aujourd'hui, jour pour jour. Il fut décoré de la Médaille Militaire à titre posthume. Mort pour la France.

Jean Cazeau, son beau-frère, était mon arrière-grand-oncle. Il est mort aussi au Chemin des Dames, à Craonne, le 15 Septembre 1914. Il avait 25 ans. Mort pour la France.

Louis Marcellin Triau, mon autre arrière-grand-père, se battait aussi, ce jour-là, au Chemin des Dames, à quelques kilomètres de Pierre, à Berry au Bac. Il sera tué, quatre mois plus tard, à Louvemont, le 20 Août 1917, lors de la seconde bataille de Verdun. Il avait 36 ans. Il fût décoré de la Croix de Guerre avec étoile de bronze. Mort pour la France.

Et puis, on ne pas oublier ceux qui en sont revenus et qui nous ont quittés depuis :

René Bordessoulles, mon arrière-grand-père qui épousa plus tard la veuve de Pierre Deschamps, fût blessé, en 1915, durant la bataille des Dardanelles dans la Péninsule de Gallipoli. Il rentra chez lui en 1919. Cité en 1916, il fût décoré de la Croix de Guerre avec étoile de bronze et autorisé à porter le ruban avec étoile émaillée rouge.

Pierre Bonnet, mon troisième arrière-grand-père, a été affecté au Chemins de Fer de Campagne à Salonique, en Grèce, avant de se retrouver, en 1917, sur la ligne d'approvisionnement de la seconde bataille de Verdun. Il a eu la chance de rentrer chez lui.

Eugène Petit, mon quatrième arrière-grand-père, se battit en Champagne en 1915, puis à Verdun et dans la Somme en 1916. Il rentra aussi chez lui, en 1919. Cité à l'ordre de la Brigade, il fût décoré de la Croix de Guerre avec étoile de bronze.

Le destin de ces six poilus est assez surprenant. Certains se croisèrent sur les champs de batailles sans se connaitre, d'autres combattirent aux mêmes endroits mais à des moments différents et deux d'entre eux furent tués à quelques kilomètres l'un de l'autre. Ils ont pourtant tous un point commun. Ils font partie de cette histoire, de "mon" histoire. Ils sont mon héritage.

On dit souvent que les personnes ne meurent vraiment que quand on arrête de penser à elles. Si c'est vrai, alors ils sont en vie. Ils sont toujours là... Vous êtes toujours là, avec nous, à nos côtés. Et tout ce texte n'est plus qu'une simple histoire.

Respect. Respect à vous six et à vos camarades. Respect pour ce que vous avez fait. Respect pour ce que vous avez vécu, mais surtout, respect pour ce que vous avez enduré.

Reposez en paix.

et franchement, j'aurais bien aimé vous connaitre.

Signé : un arrière-petit-fils qui pense à vous.



"Au champ d'honneur, les coquelicots
 Sont parsemés de lot en lot
 Auprès des croix; et dans l'espace
 Les alouettes devenues lasses
 Mêlent leurs chants au sifflement
 Des obusiers.

 Nous sommes morts,
 Nous qui songions la veille encore
 À nos parents, à nos amis,
 C'est nous qui reposons ici,
 Au champ d'honneur.

 À vous jeunes désabusés,
 À vous de porter l'oriflamme
 Et de garder au fond de votre âme
 Le goût de vivre en liberté.
 Acceptez le défi, sinon
 Les coquelicots se faneront
 Au champ d'honneur."



E.T le 16 Avril 2020