Le Jardin de Pierre
16 Avril 1917, Chemin des Dames, 3h30 du matin :
Pierre se réveilla lentement après avoir très peu et très mal
dormi, comme bon nombre de ses camarades. C'était sûrement
l'appréhension. Il sait que l'attaque des lignes ennemies est
pour bientôt. Elle est prévue à 6h00. Plus que 2h30. C'est long
quand on attend et court quand on espère.
A quoi ou à qui pense-t-il en se préparant ? Peut-être à son
beau-frère, Jean, mort en septembre 14 à quelques kilomètres de
là, à Craonne, à moins que ce ne soit à sa femme, Valérie, et à
sa petite fille Marie, âgée de cinq ans... Cinq ans déjà. Et
dire qu'il ne l'aura pas vu grandir. Cinq ans, alors qu'il est
dans cet enfer depuis 2 ans et demi... une éternité qui semble
appartenir à une autre vie. Quand il est parti elle n'était
encore qu'un bébé, maintenant elle est devenue une vraie petite
fille. Pensait-il à elle, et à tout ce qu'ils avaient eu de la
chance de partager ensemble... ses premiers rires, ses premiers
pas, ses premiers mots... son premier "papa" ! Personne ne le
sait.
Comme on ne sait pas à quoi il rêvait. Peut-être simplement
d'enlacer sa femme tendrement, loin de toute cette folie
destructrice qui l'éloigne un peu plus d'elle chaque jour.
Comment pourrait-elle comprendre ce qu'il vit ? Comment lui
expliquer toutes ses horreurs, ses corps décharnés, ces soldats
qui perdent le peu d'humanité qu'ils leur restaient. Comment lui
expliquer la folie des bombardements d'artillerie qui durent des
heures et des heures, sans le moindre répit ? Comment lui
expliquer la douleur des explosions répétées qui résonnent dans
son corps, qui font trembler tout son être et l'empêchent de
respirer normalement ? Comment lui expliquer que ce déluge de
feu arrive à faire basculer dans la folie les plus faibles
d'entre eux et que certains, à bout de nerfs, préfèrent sortir
des tranchées pour en finir le plus vite possible ? Comment lui
expliquer surtout que la peur est devenue, par habitude, notre
quotidien, notre routine. A tel point qu'on ne fait plus
attention à elle. C'est impossible à comprendre si on ne l'a pas
vécu. On est tous des purotins des tranchées, personne ne peut y
échapper. Il ne reste alors qu'une solution pour tenter de ne
pas craquer : subir, accepter son sort, et prier pour s'en
sortir indemne. Certains appellent cela la fatalité, tandis que
d'autres préfèrent le mot espoir.
Quel était son état d'esprit ce matin-là ? Etait-il triste,
résigné, en colère ? Nul ne le sait. Il doit faire comme les
autres, suivre les ordres, se préparer au combat. Un combat
qu'il sait peut-être perdu d'avance. On leur a dit, une fois de
plus, que cette offensive permettra de raccourcir la guerre, la
der des ders, qu'elle permettra de la finir en quelques mois et
limitera le nombre de morts. Mais comment y croire, alors que
depuis deux ans les cadavres s'entassent dans les tranchées
boueuses et que les soldats donnent des surnoms aux rats qui
dévorent leurs camarades tombés près d'eux. Tout ici n'est que
mort et désolation. Même l'odeur des corps en putréfaction
s'imprègne partout, comme s'il ne fallait pas les oublier.
La veille au soir, on leur avait donné plus de "pinard" qu'à
l'accoutumé. C'était un signe ça. Avant chaque bataille
importante, l'ignoble vinasse coulait à flots et retournait les
estomacs. Cela permettait aux poilus d'oublier leurs tristes
destins, ne serait-ce qu'un instant. D'oublier que le lendemain
ils seraient peut-être morts, mutilés ou qu'ils verraient leurs
compagnons déchiquetés par les bombes, les grenades ou la
mitraille. Un court moment d'évasion.
Comment pouvait-il voir une lueur d'espoir dans ce chaos ?
Peut-être dans la lettre de sa femme, qu'il avait lue, relue,
encore et encore, au moins une centaine de fois. Mais même là,
quand elle lui parlait du soleil, il ne voyait que la lumière
des fusées éclairantes qui illuminaient la plaine toutes les
nuits, quand elle lui parlait des chevaux du voisin, lui ne
voyait que les corps sans vie de ces animaux sur le bord des
routes ou ceux que l'on abattait parce qu'ils étaient devenus
trop faible pour tirer les canons dans la boue ou les charrettes
remplies des cadavres. Elle lui avait décrit la beauté des
arbres qui commençaient à revêtir leurs parures de printemps,
mais il ne pouvait y voir qu'un instrument de mort, comme celui
qui avait tué le gosse de la première compagnie, quand un obus
était tombé sur ce qui restait d'un arbre et l'avait pulvérisé,
faisant de ses débris des projectiles mortels. Le pauvre garçon
fut criblé d'une bonne dizaine d'entre eux, dont un, planté dans
la gorge comme une flèche fatale. Quand elle lui parlait des
vignes si bien alignées de son Médoc natal, il ne voyait que les
longues rangées de croix de bois des cimetières, déjà trop
nombreuses. Une croix de bois en guise de pierre tombale,
c'était pas cher payé pour la vie d'un homme. Le seul passage
qui lui procurait un peu de joie, était celui qu'elle racontait
quand elle avait vu la petite Marie tomber de tout son long sur
l'herbe du jardin, en poursuivant le chien. Elles avaient ri
toutes les deux. Lui avait souri. Grace à cette toute petite
histoire, cette infime portion de temps, il avait l'impression
de partager un nouveau souvenir avec elles. Un petit souvenir
pour espérer que cette vie soit encore possible en dehors de ses
rêves.
Pierre fut interrompu dans ses pensées par la main du caporal
qui se posa sur son épaule.
"C’est bientôt l'heure, vérifie tes munitions" lui dit-il. Il
était 5h45... déjà !
5h50 : Les hommes sont rassemblés aux pieds des échelles.
Certains discutent pour essayer de se rassurer, d'autres
aspirent une dernière bouffée de tabac, mais le silence prend
vite le dessus. Un silence lourd, pesant. A quoi pense Pierre à
cet instant précis? Quelles sont ses craintes, ses peurs, ses
angoisses? Lui seul le sait.
5h55 : Bien à l'abri dans son QG, le général Nivelle avance
froidement ses pièces sur l'échiquier de la bataille, sans se
préoccuper des hommes. Ce ne sont que des pions qui lui
permettent de mener à bien son plan. A ses yeux, la victoire est
certaine et la vie de ses soldats sans intérêts.
5h59 : Pierre s'apprête à franchir la limite de la tranchée et à
faire son devoir. Il embrasse une dernière fois la photo de sa
femme et de sa fille, avant de la ranger dans sa poche. C'est à
la fois son porte-bonheur, son jardin secret, son trésor
personnel. Il se sent protégé avec elle à ses côtés et surtout,
elle lui donne la force dont il a besoin pour agripper
l'échelle.
6h00 : Au coup de sifflet, il s'élance hors de la tranchée avec
ses camarades. Dans la bousculade, il ne remarque pas que son
bien le plus précieux a glissé de sa poche et s'est posé dans la
boue, aussitôt piétiné par les bottes de ses compagnons, qui,
sans le savoir, font disparaitre à jamais les visages tant
aimés.
Ce n'est pas un beau jour pour mourir. C'est le mois le plus
froid depuis 1837. Cette nuit, il a neigé et ce matin, le ciel
est gris, le temps est froid, et la pluie tombe sur ce triste
paysage, ce plateau où plus rien ne pousse, à part les barbelés.
La boue est omniprésente. Elle colle aux pieds et ralentit
l'avance des soldats alors que le feu de l'ennemi est d'une
violence indescriptible. C'est un véritable massacre. Les hommes
sont fauchés par dizaines. Les corps déchiquetés. Les cris des
blessés se mêlent aux sifflements des obus, aux crépitements des
mitrailleuses et aux coups sourds des canons. Si l'enfer existe,
il est là, sur cette terre où la boue se mélange au sang des
hommes qui tombent comme des pantins. Surtout ne pas les aider.
Ne pas s'arrêter. Continuer d'avancer, coûte que coûte. Oublie
tes joies, tes peines, tes pensées. Une seule chose compte
désormais, avancer. Qu'importe le nombre d'hommes que tu tueras,
qu'importe le nombre de compagnons que tu perdras, qu'importe si
tu dois mourir aussi, mais avance... surtout ne flanche pas...
et si tu tombes dans la boue, si elle essaye de te retenir,
souviens-toi des croix de bois. Si tu abandonnes, elles
porteront les noms des camarades qui comptaient sur toi. Donc lève
les yeux et regarde. La tranchée des boches est là, toute
proche, à quelques mètres. Tu la vois? Alors relève-toi et avance.
Ne te retourne pas. Tu peux le faire, tu dois le faire. En
courant, en marchant, en rampant, mais tu dois le faire. Tu n'as
pas le choix. Avance vers ton destin et fais ton devoir...
Qu'ils soient pères, frères, amis, jeunes ou vieux, ils
avanceront tous, sans savoir qu'aujourd'hui, les balles ennemies
seront les plus fortes.
L'assaut est un échec total. Pourtant l'obstiné général le
renouvelle le lendemain, puis le jour suivant et celui d'après.
30 000 hommes périront la première semaine, et 200 000 dans les
deux mois qui suivirent. Cette boucherie entraina des mutineries
au sein des poilus. Il y eu plus de 3 400 condamnations dont 550
à mort et une quarantaine de mutins furent exécutés. Devant ce
désastre, l'incompétent Nivelle fût limogé et remplacé par le
général Pétain, qui confirmera l'ordre d'exécution de certains
"mutins" pour rétablir un semblant d'autorité.
Pour Pierre, tout cela n'a plus d'importance. Une balle vient de
l'atteindre à la tête, lui ôtant la vie sur le coup. On ne
connait pas l'heure exacte ni le lieu précis, mais ce jour-là,
le 16 Avril 1917, il entra dans l'Histoire, celle des "morts
pour la France"
"Heureux sont les morts, ne les plains pas,
Car si leur vie est achevée, leur tâche l’est aussi
Et désirs et douleurs ne les tourmentent plus"
Ces quelques vers de Branwell Brontë, le frère oublié de la
famille, résument parfaitement l'épilogue de la vie de ses
hommes, compagnons d'infortune des tranchées mais frères dans la
mort.
Pierre et ses camarades auront même leur chanson :
"Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes
C'est bien fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme
C'est à Craonne sur le plateau
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés"
Un célèbre poème canadien de l'époque affirme que les
coquelicots fleurissent auprès des croix des soldats tombés au
champ d'honneur. Nul doute que Pierre en a un.
Il s'appelait Pierre... Pierre Deschamps. C'était mon
arrière-grand-père, il avait 32 ans. Il est officiellement
décédé à Oulches, La Vallée-Foulon, il y a 103 ans aujourd'hui,
jour pour jour. Il fut décoré de la Médaille Militaire à titre
posthume. Mort pour la France.
Jean Cazeau, son beau-frère, était mon arrière-grand-oncle. Il
est mort aussi au Chemin des Dames, à Craonne, le 15 Septembre
1914. Il avait 25 ans. Mort pour la France.
Louis Marcellin Triau, mon autre arrière-grand-père, se battait
aussi, ce jour-là, au Chemin des Dames, à quelques kilomètres de
Pierre, à Berry au Bac. Il sera tué, quatre mois plus tard, à
Louvemont, le 20 Août 1917, lors de la seconde bataille de
Verdun. Il avait 36 ans. Il fût décoré de la Croix de Guerre
avec étoile de bronze. Mort pour la France.
Et puis, on ne pas oublier ceux qui en sont revenus et qui nous
ont quittés depuis :
René Bordessoulles, mon arrière-grand-père qui épousa plus tard
la veuve de Pierre Deschamps, fût blessé, en 1915, durant la
bataille des Dardanelles dans la Péninsule de Gallipoli. Il
rentra chez lui en 1919. Cité en 1916, il fût décoré de la Croix
de Guerre avec étoile de bronze et autorisé à porter le ruban
avec étoile émaillée rouge.
Pierre Bonnet, mon troisième arrière-grand-père, a été affecté
au Chemins de Fer de Campagne à Salonique, en Grèce, avant de se
retrouver, en 1917, sur la ligne d'approvisionnement de la
seconde bataille de Verdun. Il a eu la chance de rentrer chez
lui.
Eugène Petit, mon quatrième arrière-grand-père, se battit en
Champagne en 1915, puis à Verdun et dans la Somme en 1916. Il
rentra aussi chez lui, en 1919. Cité à l'ordre de la Brigade, il
fût décoré de la Croix de Guerre avec étoile de bronze.
Le destin de ces six poilus est assez surprenant. Certains se
croisèrent sur les champs de batailles sans se connaitre,
d'autres combattirent aux mêmes endroits mais à des moments
différents et deux d'entre eux furent tués à quelques kilomètres
l'un de l'autre. Ils ont pourtant tous un point commun. Ils font
partie de cette histoire, de "mon" histoire. Ils sont mon
héritage.
On dit souvent que les personnes ne meurent vraiment que quand
on arrête de penser à elles. Si c'est vrai, alors ils sont en
vie. Ils sont toujours là... Vous êtes toujours là, avec nous, à
nos côtés. Et tout ce texte n'est plus qu'une simple histoire.
Respect. Respect à vous six et à vos camarades. Respect pour ce
que vous avez fait. Respect pour ce que vous avez vécu, mais
surtout, respect pour ce que vous avez enduré.
Reposez en paix.
et franchement, j'aurais bien aimé vous connaitre.
Signé : un arrière-petit-fils qui pense à vous.
"Au champ d'honneur, les coquelicots
Sont parsemés de lot en lot
Auprès des croix; et dans l'espace
Les alouettes devenues lasses
Mêlent leurs chants au sifflement
Des obusiers.
Nous sommes morts,
Nous qui songions la veille encore
À nos parents, à nos amis,
C'est nous qui reposons ici,
Au champ d'honneur.
À vous jeunes désabusés,
À vous de porter l'oriflamme
Et de garder au fond de votre âme
Le goût de vivre en liberté.
Acceptez le défi, sinon
Les coquelicots se faneront
Au champ d'honneur."
E.T le 16 Avril 2020